Le musée des contradictions
Antoine Wauters
Editions du sous-sol, 2022
Un musée composé de douze discours et habité par autant de guides. Une multitude de perspectives portées par des voix, avant tout humaines, pétries de contradictions. Antoine Wauters nous offre ces bouts de vies écrites au pluriel dans une langue poétique et revigorante. Et cette promenade dans l’actualité, menée par un certain refus des convenances, nous laisse une impression de beauté. Parfois cruelle, toujours vraie.
Musée animal
Carlos Fonseca
Bourgois, 2022
Musée animal de Carlos Fonseca (tr. André Gabastou) est une créature étrange: ossature d’un Calvino, physionomie d’un Borges ; c’est un Bolaño dégriffé, ou un Kundera qui se serait soudainement découvert, comme une pieuvre, plusieurs cœurs. Ses personnages, visionnaires errants, semblent suivre une autre logique que linéaire : tour à tour, ils scindent leurs racines, virent de bord, et sombrent dans la solitude, dans la politique, dans l’art ou dans l’alcool, à la recherche d’une vérité plus profonde que celle que l’on tient pour acquise. Ce qui intéresse principalement Fonseca est l’inconscient, ou plutôt les efforts de notre esprit se débattant contre l’inconscient dans une quête de sens instinctive, vouée à l’échec mais néanmoins primordiale, animée par un questionnement des catégories arbitraires qui nous bercent, des rêves obscurs qui sous-tendent nos plus intimes philosophies et des rituels par lesquels nous y donnons vie.
Ultramarins
Mariette Navarro
Quidam, 2021
Des vies linéaires qui chemineraient de A vers Z, on en connaît peu. Il y a des tours, des détours et parfois des instants précis où tout bascule. Mariette Navarro, fascinée par ce « petit espace blanc inexistant jusqu’alors », invente le moment à partir duquel le quotidien routinier de l’équipage d’un cargo de marchandises se détraque. En apparence, il ne s’agissait pourtant que d’une simple baignade…
Warda s’en va
Pierrine Poget
La Baconnière, 2021
Pierrine Poget est une autrice genevoise. Elle a d’abord publié des recueils de poèmes et fait paraître aujourd’hui « Warda s’en va ». Le sous-titre, « Carnets du Caire », laisse d’abord penser que l’on trouvera là l’occasion de parcourir la capitale égyptienne. La première partie de l’ouvrage nous donne effectivement quelques impressions de la ville, mais bien plus que Le Caire c’est Pierrine Poget que l’on y rencontre. On la découvre au travers d’une langue belle et personnelle, pudique et décalée. Elle vit la ville par le truchement de ses sens. Ils viennent imprimer son corps : « Je ne sais rien, sinon ce que le corps apprend déjà ». Elle laisse venir les évocations qui font surgir des métaphores singulières : « Les arbres sont couleur crocodile ». Dans les deux dernières parties du livre l’autrice part des impressions premières pour mieux s’en éloigner et faire jaillir le rêve. Alors qu’elle reprend son carnet deux années après son voyage, elle ouvre des brèches entre les souvenirs pour qu’y entre la fiction. Pierrine Poget s’inscrit ainsi ouvertement dans la lignée de Jorge Luis Borges et Lewis Carroll. « Warda s’en va » est l’occasion pour le lecteur de faire pénétrer le songe dans le réel et de sourire face à des associations d’idées farfelues qui finalement pourraient être aussi les siennes.
Le voyant d’Etampes
Abel Quentin
Editions de l’Observatoire, 2021
Le deuxième roman d’Abel Quentin, Le voyant d’Etampes, a reçu le prix de Flore 2021. À La Méridienne, il est notre Goncourt. Le texte brille par sa composition construite autour d’un élément de surprise qui apparaît de manière inopinée au tiers du roman. L’intrigue qui était déjà jusque-là bien menée devient alors exceptionnelle. Jean Roscoff, jeune retraité, souhaite se refaire une réputation auprès de ses proches et de son ex-épouse en se lançant dans un projet d’écriture. Il s’agit-là d’une biographie, celle de celui qu’il nomme « le voyant d’Etampes », un poète américain tombé dans l’oubli ayant vécu dans les années 1960 dans la sous-préfecture du département d’Essonne. C’est un sujet intéressant, mais Jean Roscoff ne s’attendait tout de même pas à ce que l’on s’arrache à ce point son ouvrage. Par l’intermédiaire de son personnage, Abel Quentin nous livre avec habilité et humour des éléments de réflexion pour tenter de comprendre notre époque où chaque prise de position, aussi anodine soit-elle, est soumise au risque du couperet de rhétoriques radicales et à la rapidité de la circulation des informations via les réseaux sociaux.
Les enfants de la Volga
Gouzel Iakhina
Noir sur Blanc, 2021
Les enfants de la Volga (traduit du russe par Maud Maubillard) est un roman historique : celui d’une communauté de germanophones habitants au bord du fleuve. Ils sont les descendants d’Allemands ayant été invités par Catherine II dans le but de cultiver les terres laissées vacantes après l’expulsion des Tatars à la fin du XVIIIe siècle. L’ouvrage de Gouzel Iakhina est aussi un roman d’amour : celui de la rencontre entre l’instituteur du village et une jeune femme dont la vue lui est cachée par un paravent alors qu’il doit lui faire classe. Les histoires qu’il lui raconte pour l’instruire forment un ensemble de contes qui confèrent au roman une troisième dimension, celle de la fable. Chacune des facettes de l’ouvrage se nouent pour créer un livre d’une grande intelligence, agréable à lire et dont les personnages deviennent des compagnons de vie encore longtemps après avoir refermé le volume.
Ma maison
Laëtitia Bourget et Alice Gravier
Editions des grandes personnes
octobre 2018
« Pour venir jusqu’à ma maison… »
« Pour venir jusqu’à ma maison… », il faut passer le pont, traverser la place du village, prendre le chemin dans la forêt et, tout au bout, la maison est là ! Le jeune lecteur en voyage peut parcourir cette histoire page après page. Arrivé chez lui,en dépliant les quatre mètres de son livre-accordéon, il peut refaire ce chemin en quatre enjambées, mais il peut aussi choisir de s’allonger à côté et flâner un peu. Il découvrira alors une multitude de détails : un lapin caché dans les fourrés, un tortue qui sort de la rivière, une plume de paon sur le tatouage d’un villageois… Puis, en retournant son livre, l’enfant pénétrera dans la maison : l’entrée, la buanderie, le salon, la cuisine, les chambres, maisaussi le bocal à biscuits, la chaussette qui traîne, la gamelle du chat, le poêle à bois…
Les éditions Les grandes personnes nous offrent un magnifique livre-objet cartonné aux illustrations réalistes, prêt à subir toutes les manipulations, mais qui invite à la rêverie.
Lynx
Claire Genou
Editions Corti
«Il ne sortira pas de la forêt avant l’aube, n’aura de corps que cette silhouette animale glissant entre les feuilles de sauge.» Le père de Lynx est mort, écrasé par un tronc. Il n’est donc plus là, celui qui n’avait jamais distribué de tendresse, celui qui a fait de Lynx ce type étrange, qui respire mieux auprès des arbres que des humains: «La forêt est pour lui un absolu.» Comment fait-elle, Claire Genoux, pour réussir à envelopper ce personnage et ceux qui l’entourent de tant de mystère et de douceur contrariée? Comment fait-elle pour que les visages et les corps seconfondent avec le paysage? Un paysage rude qui arrive à être dans le même temps inquiétant et réconfortant.
Qu’est-ce qui se déploie de la maison d’enfance, dans les ca-
hiers de Lilia, dans cette écriture qui la requiert chaque jour davantage, tellement qu’elle met son enfant en danger? «Car le vent fait un travail sur la maison, la ramasse. Il recommence sans cesse, conduit au plus intime des mots. Soulève et retourne le verbe. Il faut tout déposer de soi pour écrire, laisser venir d’en bas les voix.»
Le premier roman de Tatiana Arfel, née en 1979 à Paris, « L’Attente du soir », paru en 2009 chez José Corti, entre dans la collection Les massicotés, où on trouve une vingtaine de titres emblématiques des éditions dont la devise est « rien de commun ». De librairie à lecteurs, de bouche à oreille, le roman a encré des images neuves et puissantes dans les cœurs et les tripailles. Trois personnages, que l’on sent avoir habités l’auteur avant qu’elle leur donne voix, se partagent tour à tour l’espace du roman. Tatiana Arfel offre un lieu de prestige à trois figures des marges : un directeur de cirque qui se déplace de périphéries en faubourgs, un enfant sauvage qui s’invente une vie sur un terrain vague, une femme seule sans nom, de celles qu’on ne remarque jamais. Le narrateur observe leurs gestes et leurs pensées, utilise les mots qui pourraient être les leurs mais que jamais ils ne prononcent : trop seuls ou faute d’avoir appris à les dire. Les liens entre eux se nouent alors autour d’images, celles des scènes de cirque et celles des toiles que l’enfant peint ; et peu à peu les images deviennent réparatrices : « il voulait que ses peintures ne soient plus seulement comme crier : qu’elles soient comme parler. »
Jean Rolin
Le traquet kurde
POL
176 p.
En 2015, un ornithologue observe au Puy de Dôme un petit oiseau jamais vu auparavant en France. Si l’apparition de ce traquet kurde ne passionne pas forcément les foules, elle donne des ailes à Jean Rolin qui se lance dans une sorte d’enquête où le contexte historique côtoie la géopolitique et la poésie.
On y croise, entre autres, des espions britanniques dotés de connaissances certaines pour l’ornithologie, leur permettant d’agir politiquement sous couverture pseudo scientifique. Tel le très controversé et de fait assez détestable diplomate Richard Meinertzhagen qui ira jusqu’à voler des spécimens au British Museum pour les leur léguer ensuite.
Au-delà des anecdotes historiques plutôt cocasses, la piste de ce petit oiseau va bien nous mener au Kurdistan où l’auteur décrypte subtilement la situation politique complexe de cette région.
Dans une envolée de mots raffinée et une écriture ciselée, l’auteur tisse un parallèle entre cet oiseau migrant et la situation précaire du peuple kurde.
Richard Wagamese
Jeu blanc
Zoé, septembre 2017
253 p.
Richard Wagamese, Jeu blanc, Zoé, septembre 2017, 253 p.
« Jeu Blanc » est le second roman traduit en français de Richard Wagamese, auteur canadien d’origine amérindienne. La lecture de son premier livre traduit par Zoé, « Les étoiles s’éteignent à l’aube », a marqué tous les libraires de La Méridienne et beaucoup de nos clients. Face à cette nouvelle publication, nos attentes étaient donc hautes. Elles ont été largement récompensées. Un mot me vient en tête pour décrire ce roman : liquide. Le récit, fluide, suit d’abord les méandres de la rivière Winnipeg qui a vu naître puis s’éteindre le clan du dernier d’entre eux, le jeune Saul Indian Horse. Les vents du nord le conduisent à la dérive et jusqu’aux affres d’un pensionnat chrétien où l’on s’évertue à faire taire tout ce qu’il y a d’ojibwé et de lumineux en lui. Sur la patinoire de fortune de l’école, il trouve dans la vitesse une liberté salvatrice. Prodigieusement doué, il est amené à jouer à un haut niveau, mais dans les années 1970 au Canada, le Hockey est inexorablement un jeu de Blancs.
Marie Richeux
Climats de France
Ed. Sabine Wespieser
« Un livre qui essaie de ne pas laisser tranquille les silences » dit Marie Richeux. En 2009 à Alger alors que la narratrice visite « Climats de France », ensemble architectural conçu par Fernand Pouillon au début de la guerre d’Algérie, l’émotion est forte quand elle découvre que l’architecte est celui qui a construit dix ans plus tard « Meudon-La-Forêt » en banlieue parisienne où elle a passé son enfance. Pour tisser le lien entre ces lieux, quatre personnages : L’architecte relatant le début du chantier et sa conception de l’architecture sociale. Jacques Chevallier, maire d’Alger évoquant les difficultés politiques et son soutien au projet humaniste de Pouillon. On croise Malek fuyant un pays en guerre puis son installation à Meudon. Et Marie qui cherche et bâtit un lien entre chacun. Chaque protagoniste est un morceau d’histoire que l’auteure transpose dans un carrefour de destinées humaines, malmenées souvent mais dont la dignité prend sens dans cette écriture qui effectivement « chatouille » les silences.
Les oies de l’Île Rousseau
Xochitl Borel
éditions de l’Aire
296 pages
Dans le nouveau roman de Xochitl Borel, on sent les caresses de la lune, souvent ; elle nous fredonne que même à Genève, il y a la mer, là-bas, et que la distance qui nous en sépare a surtout trait à notre imagination et à notre regard. « Naître c’est déjà échouer sur la terre » suggère une des silhouettes principales, l’auteure nous proposant alors d’être des naufragés dessinant sur le sable, pour soi et pour d’autres, dans nos limites de coquillages à pattes. Les personnages du livre sautent par des fenêtres qui ne réussissent pas toujours à ouvrir sur l’ailleurs ; certains en meurent, d’autres rebondissent jusqu’à l’odeur des fleurs dans le bal démasqué du printemps. On croise bien des noms de poètes dans ces pages qui, à la fin, leur sont dédiées à tous. Il y a des policiers défroqués, des prostituées restituées à leur complexité, un enfant qui ne veut pas parler parce qu’il lui manque une paume et des doigts où se sentir vivre ; il y a aussi du poulet aux amandes et des vaches aguicheuses prêtes à aller festoyer dans des thés dansants. Tentant, non ?
anuel à l’usage des femmes de ménage pénal
Lucia Berlin
Editions Grasset
Quarante-trois récits d’inspiration autobiographique composent ce livre. De fait, il se lit comme un récit de vie ou plutôt, de fragments de vie. Lucia Berlin consigne dans ces textes des faits de son existence chaotique, sous la forme de plusieurs voix féminines que l’on retrouve au fil des nouvelles. Sa biographie nous permet de mieux appréhender le texte. Née en Alaska en 1936 dans un camp minier, plus tard s’établissant au Texas dans sa famille maternelle, mariée trois fois, Lucia Berlin exerce différents métiers, femme de ménage, infirmière, enseignante. Malgré un gros problème d’alcoolisme, elle réussit à mener à bien ses multiples vies et à élever ses quatre garçons. Dans les années 90, elle se consacre à l’écriture et, libérée de l’alcoolisme, enseigne dans une Université du Colorado. La vitalité de ses textes, non dénués d’humour, parfois grinçants, parfois loufoques, dénote un vrai travail d’écrivain et une liberté de penser d’une femme qui n’a pas su ou voulu vivre une seule existence.
Article 353 du code pénal
Tanguy Viel
Minuit, 174 p.
Martial Kermeur, ancien ouvrier des arsenaux brestois, est employé depuis son licenciement par la mairie de la Presqu’île. Il garde et entretient ce que les gens de là-bas appellent le château, une grosse bâtisse que la ville tente de vendre depuis quelques années. C’est donc bien volontiers qu’il fait visiter les lieux à Antoine Lazenec. Le promoteur immobilier local parvient rapidement à persuader les habitants qu’il y a là le potentiel d’une station balnéaire grand luxe. Face au juge devant lequel il comparaît six ans plus tard pour meurtre, Kermeur débute son discours par le récit de cet événement. S’amorce alors un roman noir écrit essentiellement au discours direct selon le point de vue de l’accusé. Tanguy Viel distille au gré des déclarations de son personnage principal les éléments d’un discours politique, où Kermeur fait figure de laissé pour compte du déclin industriel, floué par la vie, puis floué par un investisseur véreux. Le protagoniste interpelle ainsi le magistrat : avec son code pénal appris par cœur peut-il juger de cette affaire où la violence a emprunté des voies détournées ? C’est dans la réponse que le juge va donner à cette question que réside la force et le brio du roman.
Les deux bouts
Henri Calet
éditions Héros-Limite, coll. Tuta blu, 220 p.
Edité par Héros-Limite, « Les deux bouts » de Henri Calet est le deuxième titre de la collection « Tuta blu » (bleu de travail). Empruntant son nom au livre de Tomasso Di Caulia, où l’auteur livre son quotidien d’ouvrier dans les Pouilles des années 80, les éditions souhaitent rendre compte littérairement de la réalité du monde du travail. Le recueil d’articles d’Henri Calet est issu d’une enquête journalistique effectuée en 1953 et publiée dans « Le Parisien libéré ». L’écrivain s’est fait reporter du Paris des classes laborieuses, en procédant à l’interview, entre autres, d’un menuisier, d’une ouvreuse, d’un éboueur ou d’un manutentionnaire. Ces entretiens dans l’intimité de leur foyer sont rapportés avec précision dans un style concis, dénotant la pudeur de l’auteur. L’économie du choix des mots laisse toutefois transparaître la tendresse qu’il éprouve envers les personnes qu’il interroge. On lit Henri Calet en souriant, touché à la fois par sa bienveillance et son ironie subtile; mais on le lit aussi la gorge serrée, ému par l’âpreté de l’existence de ceux qui peinent à joindre les deux bouts.
La vie sauvage
Tony O’Neill & David Brülhart
éditions Hélice Hélas, 216 pages
Tony O’Neill – écrivain britannique vivant dans le New Jersey et David Brülhart – artiste fribourgeois, déploient un récit déjanté où se rencontrent leurs libertés expressives dans une plongée au beau milieu des États-Unis des fiftees. Après avoir tué le neveu d’un mafioso lors d’un combat de boxe, Chet se lance dans une cavale effrénée, ramassant sur son passage Lottie, une jeune serveuse en détresse. Leur odyssée sans autre but que Nowhere les portera finalement à cette présence totale au monde. A mesure que les paysages désertiques et les villes-fantômes défilent, le temps s’étiole et la réalité se désagrège. Ce « road-trip » post Beat Generation chahute le lecteur entre une trame narrative cinématographique et un imaginaire dégoulinant de clichés, brutal mais sensible, répétitif et halluciné. Les gravures sur plexiglas répondent finement de manière elliptique au texte, organiquement vulnérable et entrecoupé de respirations bienfaitrices qui y ajoutent paradoxalement une couche d’intensité.
D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds
Jón Kalman Stefánsson
Gallimard, 448 pages
Plongé dans sa mémoire par un colis remplis de souvenirs reçu de son père, Ari décide de rentrer dans son Islande natale après des années passées au Danemark. Cent ans d’histoire vécue, portée par trois générations dans trois époques différentes nous est alors contée par différents narrateurs animés tant par la passion de la poésie, que celle de la musique, ou simplement, celle de la beauté. Comment l’homme d’aujourd’hui – déraciné, submergé par le stress et l’embarras du choix, se plaît-il à vivre ? Celui d’hier – encré dans son territoire et ses traditions, sans grande possibilité de décision – trouvait-il sa tâche plus aisée ? Avec force et sensibilité, Jón Kalman Stefánsson enserre des existences en perpétuelle tension ; entre rêves et impuissance, érotisme et folie ou encore beauté et douleur. Un voyage au sein de la prose éthérée d’un auteur pour qui les sentiments et les émotions ouvrent au monde à l’instar de la rationalité qui le sclérose. « Qu’il est délicieux d’exister »…
L’alphabet des anges
Xochitl Borel,
Editions de L’Aire, 132 pages
« Les animaux c’est l’oral, les plantes c’est l’écrit »
Aneth, « enfant faite à la saveur des tilleuls, née à la faveur d’une plante » ne s’est pas laissée arraché du ventre de Soledad par la faiseuse d’anges. Bien que « bâtarde, borgne, trop intelligente ou en salopette », la gamine est décidée à vivre. Et comment ; elle irradie de bonheur refusant l’orthographe, la soustraction et le solfège comme autant de barrières à sa liberté. « L’alphabet des anges » raconte avec douceur comment l’instinct, la spontanéité et la sensibilité érigent un monde de beauté trop souvent mis en danger par la rationalité et la vision rigide d’une humanité enfermée par ses principes. La plume de Xochitl Borel se modèle sur l’existence qui s’écoule, avec ses cycles, ses chutes et ses rebonds. Ses métaphores organiques portées par une prose au rythme harmonieux reflètent toute la simplicité essentielle de la nature. Un premier roman à lire à voix haute primé par le Roman des Romands 2016 où les couleurs deviennent sons et dont la sagesse rappelle celle des contes.
Le Pyromane
Thomas Kryzaniac
L’Age d’Homme, 208 pages
De l’embrasement du monde par l’absence du feu
Tout d’abord musicien sous le nom d’Ernesto Violin, Thomas Kryzaniac nous livre un premier roman d’une force sombre et fascinante à la fois. Emmuré tant dans sa tête que dans son appartement où il vit dans un dénuement total, le narrateur est malmené par la peur grandissante d’un incendie à venir. « Vous vivez en sursis, vous savez que l’incendie va venir, vous l’attendez tellement qu’il a déjà commencé au fond de vous, et il est plus terrible que le vrai, celui qui n’est pas encore venu ». Son obsession le pousse à imaginer se faire lui-même le soufre déclencheur du feu, pour être enfin libéré de son emprise. Le lecteur est saisi à vif dans un cheminement mental porté par le désespoir et la culpabilité. Il reflète un monde où la solitude de l’individu mène à la fureur d’une angoisse sauvage. Le Pyromane est rédigé dans une langue brute et incisive, mais étrangement douce et enivrante.
Lento
Antoni Casas Ros
Christophe Lucquin Editeur, 144 pages
La lenteur ou le jeu de la matière libérée
« Lento n’en finit pas de naître ». Au bout d’un mois et demi, il décide de venir complètement au monde afin d’échapper à l’engouement frénétique que son étrangeté éveille. Il est différent, « laisse couler le temps dans l’espace ». Chacune de ses actions, il l’accomplit dans un éveil total des sens, par une perception innocente mais consciente de la beauté des choses. « Lento a investi le réel sans peur, sans savoir. Il a exploré les couches du derme dans le cœur du silence ». Le début de son existence est doux, sa maman le comprend, l’accueil et l’accompagne. Mais aussitôt confrontée à la société, l’harmonie se brise. On veut le faire entrer dans le moule à coup de « Speedoron », on l’enferme car on ne le comprend pas. Il s’échappera en fusionnant avec le monde par la création d’une nouvelle réalité épurée, lestée de toute limite. Après quatre publications chez Gallimard, Antoni Casa Ros habille sa dernière création par Christophe Lucquin Editeur, jeune maison très prometteuse. Fable moderne sur le rejet des normes et la catégorisation des êtres, ce petit roman est une invitation à renaître sensiblement, simplement.
Louis Soutter, probablement
Michel Layaz
Editions Zoé
Nous déambulons aux côtés d’un homme sombre, solitaire et pourtant étrangement lucide. Nous déambulons aux côtés de Louis Soutter. Nous marchons beaucoup dans ce livre mais sans éprouver de fatigue tant le cheminement est passionnant. Michel Layaz dresse un portrait de cet homme étrange au destin compliqué. Les doigts de ce violoniste extrêmement doué, vibre au toucher du pinceau et c’est comme peintre qu’il restera dans les mémoires. Après un semblant de vie normale (riche mariage, directeur d’école d’art aux Etats-Unis), il plaque tout pour s’engager dans la voie de l’errance. Rattrapé par la bienséance, il sera interné à 52 ans jusqu’à sa mort. Giono, Le Corbusier feront partie des rares à défendre son art si peu académique, reconnaissant le génie dans ses peintures tracées aux doigts ou au pinceau. Et le génie de l’auteur est de tracer cette vie sensible si riche en contradictions. On ne lit pas une biographie mais un texte à la langue si souple qu’elle évoque les pas du marcheur.
Une vie entière
Robert Seethaler
Editions Sabine Wespieser
C’est en Autriche, dans les années 30 à 70, qu’Andreas Egger fait sa vie. Ce montagnard de corps et d’âme n’aura de cesse d’« élever son regard » porté par une nature tout à la fois superbe et enchanteresse mais aussi désolante voire meurtrière. C’est avec une certaine sérénité qu’il appéhende les coups durs, l’enfance meurtrie, l’amour perdu, le front de l’Est. Il avancera avec son temps, travaillant sur les chantiers des téléphériques sans porter de jugement sur le radical changement qu’ils apporteront dans ces montagnes. Même si le destin de cet homme semble peu enviable, on ne dénote aucun misérabilisme. On ressent plutôt une admiration pour celui qui sait rythmer sa vie au gré du temps qui passe. Une force tranquille semble l’habiter et celle-ci réside aussi dans l’écriture économe et extrêmement précise de l’auteur. Robert Seethaler confirme dans ce deuxième roman son talent à restituer la dignité d’un homme « qui veut voir plus loin que son petit bout de terre, le plus loin possible ».
Le garçon sauvage
Paolo Cognetti
Zoé, 128 p.
Second ouvrage traduit en français de Paolo Cognetti, né à Milan en 1978, « Le garçon sauvage » est un très beau texte, tant par sa langue que par la richesse du propos. Il se présente comme un carnet dans lequel est relatée l’expérience du narrateur parti vivre dans les hauteurs de la vallée d’Aoste durant plusieurs saisons. Chaque chapitre, sorte de petite nouvelle, explore un sujet de préoccupation lié à la vie en montagne. L’hiver, la nuit, la maison, le jardin, les larmes constituent autant d’éléments que le protagoniste cherche à maîtriser pour se rapprocher du garçon sauvage qu’il a été lors de nombreux étés passés dans les alpages. Il tente de redonner corps à cet enfant, mais une difficulté majeure l’en éloigne : la solitude. Elle rend toutefois ses rencontres d’autant plus précieuses. Il s’attache à Gabriele et Remigio. Le premier est vacher, s’exprime peu et en dialecte, le second refuse de s’exprimer seulement dans une langue qui ne peut dire la tristesse, la nostalgie et la lassitude qu’avec un seul mot : mi sembra lungo. Pour enrichir un vocabulaire pauvre, Remigio lit tant qu’il peut. L’idée d’une langue embellie par la lecture fait écho à la démarche de Paolo Cognetti, qui, tout au long du récit, cite ses maîtres : Mario Rigoni Stern, Primo Levi, Thoreau.
Les prépondérants
Hédi Kaddour
Gallimard
Les prépondérants débute au Maghreb sous protectorat français.Une équipe de cinéma américaine débarque à Nahbès et bouscule la relative paix qui règne entre les colons, notables et jeunes indépendantistes. Ce souffle de modernité exporté d’Hollywood chavire les cœurs, divise ce qui peut l’être encore, intensifie certaines relations mais de fait ne laisse personne indifférent. Raouf, jeune indépendantiste, Rania jeune veuve intellectuelle, Kathryn, actrice américaine, Ganthier, colon bien installé… et bien d’autres, tous vont voir leurs certitudes vaciller. L’auteur embarque ses personnages dans une passionnante aventure, les fait voyager au cœur d’une Europe en ruine des suites de la guerre et décrit avec intensité l’agitation de l’époque.
Hédi Kaddour revient avec un texte, dont la précision de l’écriture et de la construction, évoque la même densité que son précédent roman Waltenberg et démontre cette fois encore son habilité à décrire la complexité de l’humain aux prises avec l’Histoire.
Balcons sur le Grand Canal
Amelia Rosselli
Editions de la Revue Conférence
504 pagesAmelia Rosselli se souvient de son enfance dans la ville de Venise, à la fin du XIXe siècle, peu après la guerre avec l’Autriche et le rattachement de cette région à l’Italie. Descendante d’une grande famille juive, elle se remémore cette Venise d’alors et c’est des fenêtres d’un grand palais qu’elle assiste, entre autres, aux prouesses des premiers vaporettos et décrit avec beaucoup d’humour le désarroi des gondoliers devant la nouveauté. Avec un regard attentif, malicieux et par une écriture délicate, l’auteure s’arrête avec finesse sur sa famille, ses voisins, et tout ce monde évoqué compose un microcosme délicieux, très respectueux de certaines traditions mais toutefois un peu décalé. Femme de lettres, mère de trois fils résistants (le premier mort à la guerre, les deux suivants exécutés sous les ordres de Mussolini), l’auteure fut une figure très admirée en Italie. Le livre, publié par les magnifiques Editions de la revue Conférence, est en soi un bijou de l’édition contemporaine.
Miniaturiste
Jessie Burton
Gallimard, 504 pages
En 1686, alors que les Pays-Bas prospèrent grâce au commerce maritime, Nella Oortman issue d’une famille désargentée trouve étonnamment à se marier à l’un des plus importants marchands d’Amsterdam. Cette union prend une teinte d’autant plus étrange quand Johannes Brandt, qui semble se désintéresser tout à fait de son épouse, lui offre une maison miniature au raffinement épatant. Surtout, les objets qu’elle reçoit peu à peu sont troublants de ressemblance avec ceux grandeur nature qui l’entourent. Pire, ils semblent prédire les événements tragiques auxquels la famille est confrontée. Nella tente alors d’en savoir plus sur l’auteur de ces miniatures, cette silhouette féminine aux cheveux blonds qui se dérobe à chaque fois qu’elle l’aperçoit. Dans son premier roman, Jessie Burton a su créer avec brio une ambiance singulière. Entre ancrage historique marqué et présence d’éléments fantastiques, une tension haletante entoure cet objet intriguant dont on peut voir le modèle qui a inspiré l’auteur au Rijksmuseum.
L’homme de Kiev
Bernard Malamud
Rivages, 427 pages
Les éditions Rivages rééditent cette année plusieurs textes de Bernard Malamud dont « L’homme de Kiev », paru en 1967. Dans la Russie tsariste du début 20e, Yakov Bok, réparateur misérable, quitte son shtetl pour Kiev où peu après son arrivée un jeune homme est retrouvé assassiné. Dans un contexte d’antisémitisme exacerbé, le juif Bok, bien qu’agnostique, fait figure de coupable idéal. Alors que ses juges s’appliquent à chercher les preuves d’un meurtre rituel, il passe deux années en prison avant son procès: l’occasion pour l’auteur de nous livrer de remarquables monologues intérieurs.
S’éloignant alors du fait divers, car l’intrigue est tirée d’une histoire vraie, Malamud donne à son personnage une voix morale. Cette figure exemplaire se doit de réparer une justice détraquée. Le titre anglais « The fixer » prend alors tout son sens et laisse présager des intentions de l’auteur : La justice fait-elle défaut seulement au monde de Bok? Le roman lui-même ne se veut-t-il pas réparateur ?
Orphelins de Dieu
Marc Biancarelli
Editions Actes Sud, 235 pages
Vérénande, jeune paysanne est résolue à venger coûte que coûte son frère. Une bande de canailles sans foi ni loi lui ayant tranché la langue et laissé complètement défiguré. Pour ce faire, elle s’offre les services de l’Infernu, tueur à gages réputé pour sa sauvagerie et qui compte une centaine de meurtres à son actif.
Avec ce couple atypique, nous partons pour un « western » à travers la Corse du XIXe siècle. Ce n’est pas l’Ile de Beauté que nous connaissons aujourd’hui, mais un pays dur, aride, peuplé d’hommes sans dieu, condamnés à vivre par les armes pour garder un semblant de liberté. Rien ne sera épargné à nos deux protagonistes pendant cette traversée de « l’enfer », et eux-mêmes n’épargneront personne.
Avec sa « langue » si particulière, Marc Biancarelli, nous conte une histoire tragique, puissante, où la tendresse a aussi sa place. Dès les premières pages nous sommes happés et entraînés dans un voyage sans concession.
Gaëlle Josse
Le dernier gardien d’Ellis Island
Editions Notabilia, 176 pages
1954, l’année de la fermeture du centre d’immigration d’Ellis Island. John Mitchell, en est l’ultime directeur et durant les derniers jours de son activité, il rédige un journal de bord tout en puisant dans ses souvenirs. Liz, son épouse et Nella, une migrante sicilienne y tiennent une place prépondérante. Récit de vie, donc mais pas seulement car cette vie-là est fortement imprégnée de l’histoire de l’immigration aux Etats-Unis. Gaëlle Josse imagine la vie de ce gardien et brosse le portrait d’un homme pris dans les tourments de sa propre histoire, perturbé entre autre par une transgression et un drame qui le hantent. Mais elle nous guide aussi dans les méandres de ce lieu aussi inquiétant que fascinant par lequel a passé une multitude d’exilés. Au fil des pages, grâce à une langue imagée et subtile, on perçoit parfaitement les affres auquel cette foule anonyme est confrontée et la description de quelques destins individuels affine encore ce sentiment d’incertitude que chacun porte en lui.
Thierry Illouz
La nuit commencera
Buchet-Chastel, 183 pages
Une mère assiste au procès de son fils unique. Ce dernier est accusé de meurtre et se verra condamné à 13 ans de prison ferme.
Durant ces jours éprouvants de comparution, elle nous raconte, tour à tour, la vie qu’elle a eue avec ce fils tant aimé et certains moments du procès. Elle ne comprend pas ce qui a poussé son garçon à ce geste terrible, lui qui fut un « si gentil petit ».
Ce roman, écrit sous la forme d’un monologue intérieur, nous peint un portrait de mère blessée, meurtrie et aussi en colère. Une mère qui n’arrive pas à faire le deuil de sa vie d’avant la tragédie. Vie qu’elle a partagée et consacrée complètement à son fils. Une mère qui en arrive à avoir des pensées horribles et honteuses, en souhaitant presque la mort de son enfant-meurtrier, pour que les personnes qu’elle côtoie aient un peu de compassion pour elle, plutôt que de l’éviter.
A travers ce récit, l’auteur nous montre aussi ce que la justice peut avoir d’absurde et de violent.
Less Home…
Dejan Gacond
Editions du Noyau, 56 pages
La vibration intérieure d’un son universel
Deuxième roman de l’écrivain chaux-de-fonnier aux multiples collaborations artistiques, Less Home est publié par une maison d’éditions toute fraîche dont les ouvrages sont confectionnés artisanalement. Par sa plume singulière l’auteur nous plonge dans les tergiversations mentales d’une sans-abri prostrée au beau milieu des rues de Paris. Enfermé dans son corps éprouvé par l’urbanité, son esprit vogue au gré de ses souvenirs et de ce qu’il lui reste de sensations. Car la réalité qui l’entoure s’est évaporée depuis longtemps. Seule son enveloppe charnelle subsiste sur le bitume, indifférente à l’ignorance des passants. « Elle n’attend pas, ne pense pas, mais demeure… Elle est le point fixe autour duquel tout s’écoule… » De sa mobilité errante elle renie cette société manichéenne, rongée par le matérialisme et guidée par l’ « ardeur maladive du quotidien ». Tout n’est qu’ambivalence ; la richesse ostentatoire du décor au regard de son propre dénuement, son exclusion face à sa dépendance, son engoncement face à sa fuite… De pensées éparses naît un magma de phrases. Peu à peu, le texte prend vie sous nos yeux. Il se déploie et palpite, s’affranchit de son géniteur et nous engloutit…
fixer le ciel au mur
Tieri Briet
Editions du Rouergue, 138 pages
Suite à l’hospitalisation de sa fille, souffrant d’anorexie, l’auteur se propose de l’accompagner dans son processus de guérison en lui écrivant une série de lettres. Celles-ci se muent en un texte littéraire dont les chapitres sont introduits par le titre d’une chanson qui semble, l’une après l’autre, avoir jalonné avec bonheur le quotidien de toute une famille. Le père, s’adressant à sa fille, évoque son enfance, relate les moments forts et surtout convoque plusieurs figures littéraires. Il cite, entre autres, Rimbaud et son chemin de vie en poésie, puis s’arrête plus longuement sur les voix d’Hanna Arendt et de Musine Kokalari. Celle-ci, première auteure éditée en Albanie, a survécu à la prison et à l’exil sous le régime communiste grâce à la découverte de l’œuvre de la première. Ce récit fait la part belle à l’insoumission, assurément porteuse d’espoir. Au fil de la lecture de ce texte tramé d’empathie et de sensibilité, on entrevoit aisément que les mots ont rempli leur rôle salutaire.
N. N.
Gyula Krúdy
La Baconnière, 213 pages
Rythmes tsiganes, violoncelle et nostalgie heureuse « Parce que les rêves habitent dans une contrée éloignée d’où ils s’envolent dans toutes les directions avec les canards sauvages. Le soir, la plume de l’oiseau de passage tombe dans ma cour et je traverse dans mon rêve des pays étrangers, j’entre et je sors de palais jaune d’or, des montagnes bleues ferment l’horizon où des tours et des bastions finement dessinés se voilent de brume dans un rêve de crépuscule. » N. N., « héros anonyme », revient dans sa province orientale de Hongrie après dix ans de vagabondage à Budapest. Il y retrouve la femme aimée alors et leur fils qu’il n’avait jamais vu. Rencontres mélancoliques avec des paysages et des hommes habillés de métaphores subtiles. La mélodie envoutante et enivrante de la cigale porte le lecteur dans ce monde onirique composé de personnages fantasques et extravagants. Considéré comme l’un des plus grands écrivains hongrois, Gyula Krúdy offre généreusement sa prose dans ce court texte autobiographique où les sinuosités de la mémoire vibrent sur le fil d’un temps égaré.
les conversation
Anna Lisbeth Marek
Phébus, 170 pages
Le jour de l’enterrement de son mari, les sentiments de Magda semblent plus proches de ceux de la rage que de la tristesse. Elle dépose un regard plein de rancœur sur les « endeuillés » venus la soutenir. C’est dans les souvenirs qu’elle se réfugie, se remémorant les années passées avec Prune, son amie d’enfance, disparue dans les rafles à Paris.
Sous forme de conversations avec Prune, la narratrice retrace ce que furent les années d’apprentissage, l’amitié indéfectible, la complicité familiale, la conscience politique qui nait au moment de la montée du nazisme, les doutes et l’espoir qui se noiera dans le drame personnel et collectif. Mais la surprise est de taille quand à la fin du roman, deux phrases-clés bouleversent les certitudes que le lecteur a façonné tout au long de ce récit. L’écriture, très classique et la construction, très linéaire offrent pourtant à ce roman un écrin parfait pour une histoire dans l’Histoire très sensible, pleine de vie mais encombrée de faux-semblants.
la vieille maison
Oscar Peer
Plaisir de lire, 175 pages
« Il y a un enterrement dans le village au fond de la vallée », c’est celui de Gisep Fluri, vieil homme qui passait ses journées au bistrot. Chasper, son dernier fils, décide de garder la Vieille maison et d’y habiter. Ce qui va lui causer d’énormes problèmes, car son père n’ayant pu rembourser l’énorme dette qu’il devait à Lemm, tenancier et maire du village, celui-ci va tout mettre en oeuvre pour que Chasper ne puisse pas rembourser et acquérir la maison familiale que lui-même convoite aussi.
Chasper ira solliciter ses voisins dans l’espoir d’obtenir leur soutien. Il ira de déconvenues en déconvenues, sans à aucun moment renoncer à son projet.
Oscar Peer,grand écrivain romanche, nous offre avec cet ultime roman un très beau et poignant récit d’héritage, doublée d’une description sans concession de la population d’un village quelque peu «retiré » du monde.
La traduction française, a été offerte à l’occasion des 85 ans de l’auteur par Walter Rosselli, et, malheureusement deux mois plus tard Oscar Peer décédait.
Délivrances
Toni Morrison
Bourgois, 196 pages
Un cri dans une salle d’accouchement, non pas un cri de douleur, mais un cri d’horreur devant la noirceur de l’enfant. Comment Sweetness, « mulâtre au teint blond » a-t-elle pu donner naissance à cet être noir comme la nuit ? Elle le répète : « Ce n’est pas de ma faute ». Mais de quoi est-elle coupable? Le pronom, placé à l’orée du roman, n’évoque sûrement pas la couleur du nourrisson. A quoi renvoie donc « ce »? Alternant le point de vue des personnages et préservant habilement le suspense, Toni Morrison donne peu à peu les éléments de réponse à la question suscitée par le premier chapitre et mène les personnages, tout comme le lecteur, vers un sentiment de délivrance. Le choix du titre français fait référence à l’expérience même de lecture. Le titre anglais, « God help the Child », quant à lui, évoque cyniquement le thème transversale:la pédophilie. Partant d’un sujet aussi sordide, l’auteur construit un roman élégant, poétique et visuel : Bride à la peau ébène rencontre Rain, enfant au teint blanc diaphane, qui, agissant sur elle comme un négatif, l’amènera à sa délivrance.